« Tirez la chasse deux fois, la cuisine est loin ». De tous les graffitis ornant des murs de sanitaires, aucun ne m’a jamais autant frappé par sa cruelle justesse.
Dix mois de ma vie passés à attendre une vague alerte dans une caserne du fin fond de l’Allemagne avec la chope à un prix ridiculement bas et la perspective de devoir faire le mur
pour aller se délecter de brochettes flambées dans un restaurant serbe de la ville, à cinq kilomètres à pied… Presqu’un an complet consacré à fumer des clopes quasi-gratuites,
à rire de blagues stupides, à écrire des lettres à ma petite amie, comme on disait en ce temps, et à lire les siennes en comptant les jours qu’il me restait à tirer.
Plus de trois trimestres en dehors de la vie, perdus à feuilleter des magazines germano-pornographiques en noir et blanc, en espérant la distraction que nous offraient des
manœuvres et des exercices auxquels on ne pigeait rien et pour lesquels on recevait parfois même des félicitations alors qu’on avait le sentiment de n’avoir rien fait de bon…
J’ai retrouvé mon job à la fin de mon service militaire et très honnêtement, j’ai eu un peu de mal à me réadapter à la vie civile : trois cents jours d’inutilité paresseuse,
ça laisse des traces.
Parallèlement, on avait bien dû pallier mon absence de ce centre de calcul où les ordinateurs fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une atmosphère aseptisée. De
ce fait, je me suis retrouvé plus souvent qu’à mon tour dans le rôle peu agréable du bouche-trou. Autant dire que dans ces circonstances, faire des projets même à moyen terme est
aussi hasardeux que se baser sur son horoscope afin de régler sa vie.
Loi des vexations universelles, alors qu’il était arrivé très souvent que je doive aller travailler en soirée ou de nuit, j’ai été versé dans le team du matin pour cette semaine
toute ensoleillée. Je me retrouve donc à boire un verre – ou deux – avec des amis en ce début de soirée du mardi 4 mai 1976, à “L’Indépendance” – anciennement
“Laiterie du Bon-Air”, que l’on appelle plus familièrement “Chez Marcel” – à l’issue de l’entrainement de rugby.
– On va voir le Sporting demain ? », lance soudain quelqu’un.
Alors là… Franchement, ce serait avec un plaisir énorme, mais je n’ai pas acheté de place, au motif évident qu’il était hautement possible que je me retrouve obligé d’aller bosser
avec mon ticket en poche. Je fais part de mon objection à l’assistance… Je ne réussis qu’à m’attirer des sourires de commisération.
– Il m’en faut seulement deux ! », assène un des avants de l’Amicale, un balèze de plus d’un mètre nonante pour, au bas mot, cent vingt kilos de muscles – légèrement
enrobés mais nous évitons tous de le lui faire remarquer.
« Une pour moi, et une pour Jean-Paul ! », désigne-t-il un autre pilier, à peine moins bâti que lui. « Qui a un ticket ? »
D’un œil perplexe, j’aperçois deux membres de l’équipe qui lui tendent leurs précieux sésames respectifs.
– Parfait ! », rigole Jean-Paul. « Et maintenant, collecte ! Car on ne va pas s’amener là-bas les mains vides ! »
Je comprends de moins en moins ce qu’il se passe. Je vois tout le monde déposer, qui vingt, qui cinquante francs dans le chapeau qui passe de main en main sous le regard rigolard
de Marcel. Sceptique, je suis le mouvement tout en me disant qu’il est impossible que, malgré leurs grandes gueules, ils puissent se procurer des billets d’entrée au rabais…
« Marcel ! Tournée ! », crie Jean-Paul en empochant le produit de la collecte.
D’accord, souris-je en moi-même. Typiquement rugby : ce gros malin a fait tout ce cirque pour pouvoir aller au match gratuitement tout en nous offrant des verres sur notre
propre compte… Bien joué !
Je m’enfile encore une bière ou deux, puis je m’en vais : demain matin, je commence à sept heures, ce qui commande quand même de prendre des précautions élémentaires.
– N’oublie pas ! », me fais-je apostropher au moment où j’ouvre la porte de sortie. « Demain, ici à dix-sept heures ! »
Je fais oui de la tête, avec un vague sourire en coin : je ne crois pas le moins du monde à leurs divagations alcoolisées !
Deux précautions valant mieux qu’une, j’ai insisté afin de pouvoir prendre une journée de récupération d’heures supplémentaires jeudi : l’expérience m’a appris que les
troisièmes mi-temps peuvent être dévastatrices, bien que je ne me fasse guère d’illusions à propos de l’issue du match de ce soir. Depuis le début de la saison, en effet, le
Sporting se traine et pratique un football dont le moins que l’on en dira est qu’il laisse à désirer. En championnat, on sort de deux partages pénibles, au FC Liégeois et à La
Louvière, tandis que sur le plan européen, on n’a affronté que des équipes de quinzième zone pour parvenir difficilement et contre toute attente, à se hisser en finale.
J’ose dire aimablement de la personnalité de l’entraineur Hans Croon (1936-1985) qu’elle était complexe. Né aux Antilles Néerlandaises, il semblait souvent accorder plus
d’importance à des grigris et à des phénomènes dits paranormaux qu’à ce qu’il se passait réellement sur le terrain. Par la suite, il se laissera d’ailleurs embobiner par une secte
hindouiste, ce qui ne le protègera pas d’un accident de la circulation dans lequel il perdra la vie à 49 ans. Dès avant le début de la rencontre, chacun sait que le Sporting ne
prolongera pas son contrat : Raymond Goethals a déjà signé, en provenance de l’Union Belge où il a fait des miracles avec l’Équipe Nationale. Il entrainera les Mauve et Blanc
en 1976-1977 et probablement encore un peu après si tout se passe comme on l’espère.
Désappointé de ne pouvoir vivre le match en direct et réellement peu confiant dans les promesses que l’on m’a faites hier soir, j’erre comme une âme en peine aux alentours du
Heysel en ce début de soirée du 5 mai 1976. Un peu partout, j’avise des supporters anglais répandus à terre, plongés dans ce qui me parait ressembler à un coma éthylique tandis
que les ambulances se succèdent à un rythme effréné. Il fait vraiment très chaud et les Londoniens se sont très certainement rabattus sur la bière belge afin de se rafraichir,
sans se rendre compte qu’elle titre nettement plus d’alcool que la bibine que l’on leur sert dans leurs pubs. J’ai tenté de me procurer un ticket au marché noir. J’ai renoncé,
effrayé par le prix que l’on osait me demander : je gagne ma vie très correctement mais de là à dépenser jusque sept cents francs pour assister à un match de foot sans même
être sûr qu’on ne va pas me refiler un faux… Je me suis donc résigné à essayer de trouver un bar pas exagérément rempli et dans lequel on aurait installé un poste de télévision.
Je suis en train de laisser sortir d’un bistrot, une clique toute bariolée d’Union Jacks quand on me hèle…
– Et alors, fieux ? Tu ne viens pas voir le match ?
Les cinglés de l’Amicale !
– Malheureusement », soupiré-je. « Comme vous le savez, je n’ai pas de place et… »
– T’occupe ! Tiens, donne-nous un coup de main !
Je regarde à leurs pieds. Des casiers de bière… Une dizaine au moins ! Où diable comptent-ils aller avec ça ?
Bref, je me joins à la troupe, m’efforçant de marcher au même rythme que celui qui tient l’autre poignée du casier de Stella-Artois. Nous montons la rue longeant le stade en
direction des palais, sous l’œil amusé et débonnaire de quelques flics plus soucieux de regarder leur montre que de nous poser des questions.
Soudain, ceux qui menaient la file s’arrêtent. J’entends quelqu’un demander « C’est ici ? ». A priori, il reçoit une réponse positive, car il se retourne vers nous en
nous disant de nous tenir prêts. Prêts à quoi, bon sang ? Je n’ai pas le temps de réfléchir longuement : dressé sur la pointe des pieds, je vois les deux malabars de tête
montrer leurs tickets aux préposés et parlementer avec l’un d’eux, qu’ils connaissent visiblement. Ils nous adressent soudain un grand cri d’encouragement et le type derrière moi
me donne une sérieuse tape dans le dos. Je ne m’attendais vraiment pas à ça, mais je pige, brutalement. Nous nous élançons comme si nous entrions dans la formation d’un maul et
nous franchissons les portiques en trombe, encadrant les casiers de bière sous l’œil ébahi de la plupart des contrôleurs ! J’entends brièvement un type hurler avec un fort
accent flamand « Pas avec les bacs de Stella, ça est interdit ! ». J’ai envie de lui répondre que sans ticket, ça ne doit pas être bien plus autorisé, mais je me
concentre sur notre charge collective, tous mes muscles bandés.
Quelques mètres de sprint plus loin, nous nous retrouvons… au beau milieu d’un bloc rempli d’Anglais, qui nous dévisagent d’un air bizarre. Probablement impressionnés par la
stature des avants du groupe, ils finissent par s’écarter prudemment. Quelqu’un sort un décapsuleur de sa poche tandis que nous empilons rapidement les casiers l’un sur l’autre.
Radieux, nous éclatons de rire cependant que la mousse jaillit de nos bouteilles : le match peut commencer.
Je n’ai pas gardé un souvenir très fort de la rencontre proprement dite. Déforcé par la présence de l’inexpérimenté Michel Lomme – un gars plus jeune que moi, qui était
encore étudiant – et par une blessure ayant rapidement éliminé Ludo Coeck, le Sporting éprouva les pires difficultés à trouver ses marques face à la puissance et à la vivacité
des attaquants londoniens. Les Mauves finirent pourtant par égaliser, au prix d’une sérieuse gaffe de Frank Lampard. Les prestations éblouissantes de Robby Rensenbrink et de
François Van der Elst firent le reste pour nous permettre de sauter de joie en soulevant de lourds nuages de poussière ocre dans ces gradins peu entretenus, vétustes et dangereux
qui, neuf ans plus tard, seront le théâtre du trop prévisible “Drame du Heysel”…
Mais baste, ce soir-là, c’est en grands triomphateurs que nous regagnâmes Anderlecht dès que les casiers de bière furent vides.
Une surprise de taille nous attendait à “L’Indép” : Marcel était occupé à trinquer avec une nana d’une quarantaine d’années, qui, nous expliqua-t-il dans son savoureux
franco-flamand, lui avait amené une télévision portable grâce à laquelle il avait pu suivre le match. Visiblement très éméché et ennuyé par notre présence, il nous accabla de
reproches, nous traita de bons à rien – de stoemmen eizels pour reprendre une des ses expressions les plus aimables – et nous envoya boire nos verres dans le
jardin situé à l’arrière de son café. Le voir aussi saoul, jouer au séducteur patenté devant cette femme d’au moins vingt ans plus jeune que lui, et adopter des attitudes de grand
chef par rapport à nous, nous firent évidemment hurler de rire. D’autant plus que nous l’entendîmes car par ces températures, de nombreuses fenêtres étaient entrouvertes :
– Mais allez, pourquoi tu veux pas ? Ta mimiche est toute mouillée !
On ne comprit pas ce que lui répondit sa dulcinée, mais on le devina bien vite car il reprit : « Ah oué, mais ça sont des bons clients, je sais pas les mettre plus
dehors que ça… »
Le temps a passé, à une vitesse fulgurante. Je vis à cent à l’heure depuis des années, en essayant ponctuellement de dégager quelques moments afin de voir mes enfants grandir
entre deux missions, dans le stress des deadlines, dans la tourmente de la volonté de perfection qui me hante, qui me pousse à aller toujours plus loin, toujours plus vite. Dans le
maelström épuisant du passage à l’an 2000, aussi, couronné par l’avènement annoncé de la monnaie unique, vérifiant et corrigeant des dizaines de milliers de lignes de code dans des
centaines de programmes, signant des contrats pour les renier deux heures plus tard, crâneur féroce et cynique au milieu des défections, des traitrises, des déprimes et des crises
de nerfs, camé jusqu’à l’os à l’alcool et à d’autres substances qui permettent de tenir le coup au mépris de son corps.
Parfois, les tests d’un logiciel se déroulent réellement sans anicroche aucune. Cela n’est pas souvent le cas. On peut même dire que c’est exceptionnel car pour les approbations,
on est souvent à la merci d’incorrigibles pinailleurs. Mais cela arrive.
C’est ainsi que, revenu à Bruxelles avec deux jours d’avance sur mes prévisions, je suis en train de déguster un Bacardi-Coca à une terrasse des alentours de la Place de Linde en
ce 22 novembre 2000. L’été n’est plus qu’un souvenir évidemment. Il fait gris, mais la température est agréablement douce pour la saison. Je retrouve avec plaisir l’ambiance si
caractéristique des avant-matchs, avec les marchands qui installent leurs échoppes ou qui portent leurs réchauds à température sous l’œil plus souvent assoiffé qu’affamé des
premiers supporters.
Pour tout dire, je me sens vide. Quand on a passé des semaines et des semaines dans un bunker de haute sécurité à régler des dialogues de sourds entre des programmes dont il est
contractuellement interdit de dire un mot sous peine de graves poursuites, se découvrir un planning vierge pour les quelques heures à venir, fait un effet bizarre. Parler à des
gens aussi…
Il y a un bout de temps que je ne suis plus allé au stade. Il y a aussi quelques siècles que je n’ai plus vraiment eu un moment à moi, me dis-je. Alors que je suis si fort pour
expliquer à mes enfants qu’il faut travailler pour vivre et non l’inverse, je ne prends même plus la peine de voir ma propre vie me défiler sous le nez. Par exemple, si j’avais eu
rien qu’un tout petit peu de gentillesse envers moi-même, je me serais acheté un journal afin de savoir ce que l’on dit du match de ce soir contre la Lazio. Cela m’aurait au moins
permis de ne pas me laisser aller à remuer des idées grisâtres devant la vague ébauche de Cuba Libre que l’on ma servie.
– C’est bien toi, qu’on appelle Chilou ?
Le timbre est un peu haut-perché, avec une pointe d’accent flamand. Je lève les yeux, surpris. Je ne l’ai même pas vue arriver, cette longue nana qui reste plantée en face de moi
tandis que je reviens sur terre.
– Euh… Oui », réussis-je à lui répondre d’une voix qui ferait probablement rigoler Donald Duck himself.
– Je m’en doutais. Ma fille m’a beaucoup parlé de toi.
Sa fille ? A priori, je lui donne dans les quarante, quarante-cinq ans. Il est donc imaginable qu’elle ait une fille d’une bonne vingtaine d’années… Je déglutis. J’espère surtout
qu’elle ne va pas sortir un calibre de son sac à main et m’en envoyer un pruneau entre les deux yeux.
– Ah ? Ta fille me connait ?
Tant qu’elle m’a tutoyé, je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas pareil, en dépit de quelques séjours parisiens au cours desquels j’ai appris à m’habituer aux sempiternels et
affectés “Ah, bonjour Concarneau ! Vous déjeunez avec nous tout à l’heure ?”
– Il faut croire », lâche-t-elle négligemment.
Son ton moqueur me donne passagèrement envie de l’envoyer sur les roses. Je me domine : on n’a jamais rien à gagner à se montrer rustre.
– Huhuh… Je t’offre un verre ? », me levé-je afin de lui attirer une chaise de terrasse.
Elle me répond « Avec plaisir » et nous entamons la conversation – c’est-à-dire qu’elle me sort une kyrielle de choses qui ne me passionnent que très modérément et que je
ponctue de « Tiens donc ! », « Ah bon ? » et autres « Vraiment ? » supposés marquer mon intérêt. En bref, elle se prénomme Céline,
elle est deux fois divorcée même si la deuxième fois, elle n’était pas vraiment mariée, elle a prénommé sa fille Sandy en souvenir d’une chanteuse anglaise dont elle était fan,
elle travaille dans une boutique de prêt-à-porter du centre-ville et elle a un chat qu’elle a recueilli et qui n’a plus jamais voulu se tirer, si bien qu’elle s’y est attachée.
J’ajoute pour moi-même qu’elle a le visage avenant sans être d’une beauté spectaculaire, mais que l’on parvient à tenir cette caractéristique pour négligeable une fois que l’on a
pris en compte la taille de sa poitrine. Pour le reste, elle boit du J&B-Coke comme si c’était de l’eau de source, elle fume des Barclay Ultra Lights à la chaine et est dotée d’un
contrepoids de forme et de volume intéressants, ainsi que j’ai pu le remarquer quand elle s’est levée pour aller satisfaire un besoin fondamental.
– Tu vas au match tout à l’heure ? », finit-elle malgré tout par s’intéresser à ce que je pourrais bien avoir en tête.
Hélas, je n’avais pas prévu de revenir si tôt dans mon port d’attache. Je n’ai pas de ticket et la billetterie n’ouvrira pas ce soir. Il me reste donc le choix : aller
regarder la rencontre dans un bistrot ou me coller le nez sur l’écran de ma propre télé, tout seul dans ce salon où je ne mets pratiquement jamais les pieds que pour y accueillir
l’une ou l’autre compagne d’une nuit. Je lui dis mon dépit. Enfin, pas en entier : on prend sur soi de garder une certaine réserve en fonction des circonstances.
« Dommage », compatit-elle. « Je t’aurais volontiers accompagné au stade : je n’y suis jamais allée, et pourtant, j’habite tout près… »
Eh bien oui, en effet, je l’aurais invitée avec plaisir. Par exemple, dans le cas où me serait passée par la tête, l’idée saugrenue d’acheter deux tickets pour moi-même, comme si
j’étais atteint de schizophrénie galopante !
« Mais peut-être pourrais-je te proposer de venir regarder le match chez moi ? », calme-t-elle l’ironie acide qui montait en moi. « Je peux nous faire des
spaghetti si tu aimes ça… »
Elle s’est affairée dans sa cuisine pendant un temps indéfini, cependant que je jouais avec la télécommande de sa téloche, passant d’un programme débile à une émission ringarde
entre deux journaux d’informations déprimants, me retenant de lever les yeux au ciel quand elle me demandait encore un peu patience au motif que « la bolognaise, il faut que
ça mijote, sinon c’est pas bon ».
Regardons les choses en face : la sauce en question n’est sûrement pas restée suffisamment longtemps sur le fourneau parce que franchement, elle n’est pas terrible. Par
contre, comme les pâtes sont trop cuites, le mariage entre les deux revêt une certaine cohérence à défaut d’être heureux.
– Tu aimes ?
– Délicieux », m’arraché-je de la bouche en renversant sur ma platée, la moitié d’un sachet de fromage râpé – car même le spaghetti le plus nul peut être sauvé en le
noyant sous le frometon.
– Tout le monde adore ma sauce », se rengorge-elle.
Je lui souris. Brièvement pour ne pas mentir longtemps.
« Je te laisse nous servir le vin », me tend-elle un flacon sur lequel sont imprimées quelques médailles obtenues on ne sait comment à l’occasion de l’une ou l’autre
obscure manifestation pour poivrots émérites.
Je verse quelques gouttes de sa vinasse dans mon verre afin de vérifier qu’elle n’est pas aussi bouchonnée que son spaghar… Immédiatement, le fond de mon ballon se teinte de mauve.
J’y vois un heureux présage, même si ce que je me porte à la bouche – et que je me dépêche d’avaler –, me parait à la fois âpre et acide.
– Il te reste du fromage, j’espère », fais-je en nous servant deux verres de picrate, tant pis pour nous.
Elle ne voulait pas. Elle prétendait faire cela le lendemain, mais j’ai insisté. Pas tellement par galanterie que parce que je sais que les corvées ancillaires exécutées debout
l’un à côté de l’autre, cela rapproche. Donc, nous avons fait la vaisselle à deux. Et effectivement, après s’être frôlés à quelques reprises, nos corps se sont trouvé des
sympathies que je me suis empressé de concrétiser après lui avoir occupé les mains au moyen de la dernière casserole que je venais de récurer.
C’est la raison pour laquelle, à 20:30 heures, nous sommes tous les deux à poil dans son salon. Je suis en train de lui pratiquer une dégustation de fruit de mer – il n’y a
pas de mauvaise manière de faire passer le goût d’un spaghetti aussi triste – quand, en dépit de ses cuisses qui auraient des tendances à me les boucher de temps à autre, se
glisse dans mes oreilles, le fatidique « Bonsoir, amis téléspectateurs, nous voici en direct du stade Constant Vanden Stock afin de vous faire vivre la rencontre opposant
le Sporting d’Anderlecht à la Lazio de Rome… »
– Tu vas rater le match, chéri… », me murmure-t-elle d’une voix de noyée en me caressant les cheveux.
Je lui répondrais volontiers que si je m’y prends aussi bien que je le crois, elle n’en verra pas grand-chose non plus, mais vu les circonstances, j’éprouve un peu de mal à
m’exprimer. De plus, je sais pertinemment qu’avant une rencontre de Champions League, se déroule tout un cérémonial dont j’ai d’autant moins à faire qu’il n’est destiné qu’à
flatter l’égo surdimensionné des vieilles badernes de l’UEFA. Surmontant un court instant d’hésitation bien compréhensible, je décide donc de poursuivre mon labeur linguistique
comme si de rien n’était.
« Arrête, amour, je t’en supplie », proteste-t-elle soudain à mon étonnement. « Je vais partir comme une fusée si tu continues et sans toi, ce ne sera pas aussi
bien… »
Ce que femme veut, Dieu veut, prétend un adage dont on ose dire qu’il vaut ce qu’il vaut.
– Tu es sûre ? », lui demandé-je en me redressant et en me torchant le menton d’un revers du coude efficace à défaut d’être élégant.
– Oui, chéri. Regardons le match à deux. Après, je ferai tout ce que tu voudras. Ou même à la mi-temps…
À la mi-temps ? Mouais… Il y a des analyses aussi, et peut-être bien l’une ou l’autre interview. Moi, les trucs bâclés à la va-vite, ça ne me plait pas outre mesure. Mais
enfin soit, je m’assois à ses côtés dans le sofa. Je pose sans vergogne mes pieds sur la table basse, non sans avoir remarqué que son regard est plus attiré par une partie
spécifique et disons épanouie de mon anatomie que par l’image de la télé.
La première mi-temps est compliquée, pour le moins. Les Romains nous en font voir de toutes les couleurs. Ils comptent dans leurs rangs quelques grosses pointures comme Alessandro
Nesta, Sinisa Mihajlovic, Diego Simeone, Pavel Nedved ou Hernan Crespo. Du côté du Sporting, on n’est pas en reste surtout au plan de la division offensive, avec entre autres,
Walter Baseggio et Alin Stoica, chargés d’alimenter la paire légendaire que forment Jan Koller et Tomasz Radzinski. Mais on souffre…
Enfin, sur le terrain, bien sûr, parce que dans le salon de Céline, on se fait délicatement des papouilles l’un à l’autre tout en se montrant impitoyable à l’égard de la bouteille
de vodka « qu’un ami lui a offerte un jour en cadeau » – ce en quoi cet illustre inconnu a vraiment bien fait.
Le repos atteint sur un score vierge, elle décide qu’elle l’est restée suffisamment longtemps, aussi s’agenouille-t-elle devant moi en ouvrant grand la bouche. Les positions que
nous adoptons respectivement me permettent de suivre les images agrémentant les commentaires de la mi-temps, mais j’éprouve quelques difficultés à rester concentré sur le football,
admettons-le.
De plus, le match vient à peine de reprendre qu’elle prend la malheureuse initiative de se mettre à califourchon sur moi, m’offrant évidemment un point de vue imprenable sur
l’agitation cadencée de sa forte poitrine, mais m’empêchant de mater la télé. Je jette un coup d’œil alentour. C’est petit ici. Si on veut continuer à se faire du bien sans rien
perdre du match, il n’y a pas trente-six solutions. Je me dégage donc. Fermement mais en faisant preuve du plus de délicatesse possible – on peut avoir la trique et être fou
du foot sans se comporter comme un butor pour autant. Je me lève et, la prenant par la main, je l’entraine en direction de la petite abside vitrée surplombant l’avenue Bertaux.
J’ouvre la fenêtre et je fais passer Céline devant moi.
– Ici, on sera plus à l’aise », lui fais-je remarquer en lui caressant gentiment le bas du dos. « Je pourrai continuer à suivre la rencontre à la télévision, tandis
qu’en plus, on pourra profiter de l’ambiance du stade. »
Elle marque une petite hésitation.
– Mais moi, je ne verrai rien du match », objecte-t-elle comme si précedemment, elle pouvait regarder ce qui se passait à l’écran.
– Ne t’inquiète pas, je te raconterai », coupé-je court à ses stupides revendications égocentriques.
Je dis “stupides” et “égocentriques” car si l’un de nous deux doit pouvoir suivre la rencontre, c’est bien moi, non ? Elle se range d’ailleurs à mon avis et, se penchant en
avant, elle se trouve un appui sur le châssis de la fenêtre. Je la reprends, en levrette debout, un œil sur la télé, l’autre sur ses jolies fesses qui font bravo à chacun de mes
coups de rein…
En dépit de quelques demi-occasions que se crée Koller, la rencontre n’est guère enthousiasmante pour un supporter du Sporting : les Mauve et Blanc font de leur mieux et
jouent un match appliqué, mais on frôle la catastrophe à plus d’une reprise, et notamment quand une mine signée Mihajlovic s’écrase sur la transversale de Filip De Wilde. Dans
l’autre match, je m’efforce tout autant de bien faire, sans forcer l’allure pour autant : je me verrais mal reprendre innocemment ma place dans le sofa si je devais
finir Céline avant que l’arbitre ne décide que le compte y est. Pourtant, à force, je sens de plus en plus que monte en moi une sérieuse envie de lâcher les chevaux. Pour sa part,
mon hôtesse d’un soir ne doit pas être loin d’éprouver des sentiments voisins des miens. Je l’entends gémir et souffler de plus en plus fort. En face, sur le trottoir longeant le
Parc Astrid, un type qui promenait son chien, nous jette un regard interloqué avant de tirer énergiquement sur la laisse du clébard et de hâter le pas dans la descente en direction
du Rond Point du Meir.
Comme chacun le sait, la télévision en direct est en fait toujours en différé de quelques secondes, que l’on appelle « temps de latence ». Or donc, jaillit soudain du
stade, une clameur phénoménale qui ne tromperait personne : le Sporting a marqué ! Je croche sévèrement dans les hanches de Céline et je me déchaine, les yeux rivés sur
l’écran de la télé.
Hasi vient de récupérer un ballon en défense, sur l’aile gauche. Il fait quelques pas, puis lance Radzinski, par dessus la tête de Goor. On en est à la 83ème minute…
La tête carrément à l’extérieur, Céline hurle, tandis que je passe la surmultipliée.
Véloce, le Canadien ne se fait pas prier : il prend tout le monde de vitesse et d’un joli petit extérieur pied droit, trompe le gardien italien. Aimé Anthuenis saute de joie
sur la touche et tombe dans les bras des réservistes, mais pour ma part, je ne suis plus qu’un sexe avide de plaisir. Le corps tendu à en avoir mal, je ne sens même plus les
battements de mon cœur. Un voile blanc me passe devant les yeux tandis qu’une onde de spasmes me secoue… Je me détends brutalement, à une allure vertigineuse.
Le souffle court, je me retire de Céline, puis je m’effondre sur son dos en sueur. Elle ne tarde pas à rouspéter : le visage noyé, le maquillage en lambeaux et les cheveux
dégoulinants, elle vient de se rendre compte qu’il pleut à verse.
On en restera à 1-0. Dans le stade aussi.
Plusieurs vidéos sont disponibles sur Youtube, mais la plupart sont particulièrement déplorables : quand le seul but du match ne manque pas, on a jugé bon de nous
infliger une musique en arrière-plan – comme si on avait besoin de ce genre de ridicule ajout.
Le but de Radzinski néanmoins